Le roman de la Bible d’après Christine Pedotti[1]
Publié le 18 Décembre 2015
Un problématique retour aux sources
Surprenants hors de leur emballage religieux banalisé par les siècles, le meilleur et le pire de la Bible sont contés avec autant de verve que d’empathie, restitués dans leur contexte ethnologique, géographique et historique d’origine. L’ouvrage se lit effectivement comme un roman. Étrange impression de redécouvrir ainsi de très vieilles histoires maintes fois entendues, qui mettent en scène la tendresse et la dureté des hommes, notre sublime et triviale condition aux prises avec le ciel. L’incroyable épopée des premiers livres bibliques réécrits par Christine Pedotti laisse le lecteur à la fois fasciné et perplexe. Simple monument littéraire ou texte sacré qui révèle La Vérité ? Comment passer des prodiges du religieux archaïque à nos quêtes spirituelles d’aujourd’hui ? Est-il pensable que nous soyons les héritiers d’Abraham, l’« Araméen errant » qui a établi le monothéisme, de Moïse réputé pour avoir libéré son peuple de l’esclavage et instauré la Loi du Sinaï, et des innombrables autres héros du Premier Testament ? Où est notre terre promise et quel est notre dieu ?
Christine Pedotti se réfère, en exergue de son livre, à La Légende des siècles de Victor Hugo pour affirmer que les grands récits fondateurs de l’humanité ne sont « pas moins vrais » que les productions de l’histoire prétendue objective, elles aussi sous-tendues de conjectures. Cette intuition permet de croire que la trame narrative et la puissance poétique des Écritures dites saintes peuvent dévoiler, à travers les événements et les mythes qu’elles relatent, des vérités qui transcendent le vécu réel et ses métamorphoses imaginaires. Des vérités symboliques qui échappent non seulement au scalpel de l’analyse historico-critique comme aux autres instruments des sciences humaines, mais également à la mainmise religieuse qui les fige et les chosifie en les sacralisant sous la forme de doctrines immuables. Un horizon que nul ne peut atteindre, mais que dessine en filigrane la créativité des interprétations, des transpositions et des rêves que la Bible ne cesse de susciter pour que, de la lettre qui est son indispensable et modeste véhicule, jaillisse une parole capable d’alimenter et de transmettre la vie.
Pressentir un ordre de vérité en amont des récits et des assertions scripturaires ne dissout cependant pas les questions qui, stimulées par la vulgarisation biblique, bousculent les croyances traditionnelles. Quels messages privilégier ou, au contraire, délaisser ? Qui peut croire en cette divinité tribale et jalouse des Hébreux qui ne se préoccupait guère que de ses adorateurs et s’est accommodée de fort choquants stratagèmes ? Se peut-il qu’un dieu réputé plein de miséricorde se soit si souvent montré injuste et cruel ? Comment l’alliance exclusive conclue entre lui et les siens a-t-elle pu fonder ce qui a par la suite été présenté comme Parole intemporelle et universelle de Dieu, et qui continue à être acclamé comme tel dans nos églises ? La sacralisation de textes ethno-religieux n’induit-elle pas une instrumentalisation sociopolitique des croyances qui porte à méconnaître, d’une religion à l’autre et hors d’elles, le caractère sacré de toutes les valeurs authentiquement humaines ? Rendre la Bible aux consciences individuelles et collectives ne va pas sans problèmes…
Un héritage à repenser pour aujourd’hui
Avec de tels enjeux, la publication de Christine Pedotti constitue bien plus qu’une trouvaille éditoriale. Elle émerge à un carrefour crucial pour la foi : alors que celle-ci ne saurait survivre sans ses racines communautaires et personnelles, nous ne pouvons plus croire – et le monde ne croira plus – ce que nos pères ont cru en termes de dogmes et de normes morales. Dès lors s’avère-t-il incontournable de revisiter notre héritage religieux en vue de le repenser à frais nouveaux, en son fond et en rapport avec l’évolution des savoirs et des conceptions anthropologiques. Loin de se réduire à trier ce patrimoine pour préserver les croyances qui paraissent encore crédibles, ce travail exige des avancées audacieuses pour construire, en sauvegardant l’essentiel des vérités et des valeurs léguées par le passé, un nouvel univers symbolique significatif pour nos contemporains. La Terre promise se situe toujours au-delà du pays natal, et la fidélité mène à l’inédit – il faut se libérer et s’ouvrir, marcher et marcher encore, chercher et combattre.
L’aventure n’est pas anodine tant elle est radicale et bouleverse les doctrines et les pratiques établies. Il est, par exemple, incontestable que les visages contradictoires prêtés à Dieu dans la Bible nous renseignent plus sur l’homme que sur la divinité, et que c’est d’abord par l’absolue condamnation de toute forme d’idolâtrie que, de façon foncièrement indicible, Dieu s’est révélé dans les Écritures juives – sévère avertissement pour les religions ! D’autre part, s’il faut reconnaître que la Parole divine est inaccessible en elle-même et que la Révélation s’exprime à travers la production littéraire des Écritures plutôt qu’à travers les faits plus ou moins légendaires qu’elles rapportent, peut-être convient-il d’admettre que les transcriptions historiques de cette Parole sont multiples et toujours relatives, au sein de la tradition judéo-chrétienne et par ailleurs – invitation à un œcuménisme sans clôtures ! Enfin, si la lecture de la Bible ne prolonge et n’incarne pas la Parole créatrice et libératrice de Dieu, si le savoir qui en résulte n’engage pas à lutter pour la justice et la paix, cette lecture apparaît stérile et vaine au regard de nombreux préceptes bibliques – aussi religieuse soit-elle.
Il ne s’agit pas de revenir à une religion holistique qui prétend englober toute vérité, mais de repartir des commencements primordiaux qu’offre l’inspiration religieuse pour éclairer nos chemins vers l’ultime vérité qu’aucune Écriture ne peut contenir et que personne ne peut saisir. C’est pourquoi la considérable œuvre théologico-littéraire entamée par Christiane Pedotti dans ce roman de la Bible est précieuse. Les récits les plus prometteurs et les plus attendus par les chrétiens sont, dans cet ensemble biblique qui forme un tout, ceux relatifs aux prophètes d’Israël qui ont été les précurseurs de ce Jésus de Nazareth dont la vie et la mort ont éminemment incarné, selon eux, la Parole qui ouvre une part de ciel au cœur du monde.
Jean-Marie Kohler
[1] La Bible racontée comme un roman, Christine Pedotti, XO Éditions, Paris, 2015, 349 p.
À noter : l’annexe qui fait suite à ce « grand roman des passions humaines » fournit un excellent survol des connaissances actuelles relatives à la formation des écrits bibliques.