Voici le texte de la conférence qu’Olivier Bobineau donna à Strasbourg lors du "Printemps de Jonas 2007" : • Présentation du conférencier par Gilbert Adler, animateur de la séance Olivier Bobineau est sociologue et politologue. Professeur agrégé en Sciences économiques et sociales, Docteur en sociologie et membre du Groupe « Sociétés, religions, laïcité » du CNRS. Il est engagé dans sa Paroisse d’Evry en équipe de préparation au mariage et en ACI. Il travaille sous différentes formes avec l’équipe nationale Jonas.
O. Bobineau a reçu le Prix parlementaire franco-allemand pour son ouvrage Dieu change en paroisse : une comparaison franco-allemande, PUF de Rennes, 408p.
• Texte de la conférence d’Olivier Bobineau La société d’aujourd’hui et de demain
Introduction Avant de traiter le thème, j’aimerai apporter trois précisions importantes :
- quand on parle de la société d’aujourd’hui et de demain, il faut prendre en compte une génération en particulier : la génération qui travaille, qui élève les enfants, qui paie les retraites, c’est-à-dire la génération des jeunes adultes, celle des 18 à 35 ans ;
- cette génération n’est pas dans l’Eglise ; elle ne pratique pas ;
- l’attitude de cette génération clé doit poser problème aux chrétiens – c’est-à-dire à nous tous qui formons l’Eglise, selon le concile Vatican II - : pourquoi les jeunes adultes sont-ils absents de l’Eglise ?
En ce qui concerne l’Eglise comme institution, apportons une précision. Elle considère que la jeune génération comprend les 18 (ou 25) à 45 ans. Ceci est une erreur sociologique. A 45 ans, on est souvent déjà dans une seconde vie : on a refait sa vie ; on a une famille recomposée ; on a changé de travail. Alors qu’à 25 ans, on est encore dans une situation très différente : on est étudiant ; on n’a pas d’enfants ; on cherche du travail ; on a moins d’expérience qu’à 45 ans.
A partir de ces considérations, définissons les caractéristiques de cette génération. Elle a trois préoccupations majeures :
- ce sont des personnes en voie de déracinement ; elles cherchent à quitter le domicile des parents, souvent difficilement ;
- elles cherchent à s’enraciner, en particulier à se marier ; cet enracinement prend du temps (l’âge moyen au moment du mariage est de 29 ans pour les femmes et 31 ans pour les hommes ;
- elles entrent sur le marché du travail après des études - souvent longues - et des périodes de travail temporaire et de chômage.
Première partie / La genèse de la jeune génération et de la société d’aujourd’hui (1968-1989) Dans cette partie de notre exposé, nous parlerons de la socialisation, c’est-à-dire de l’ensemble des techniques et des mécanismes qui permettent la transmission des valeurs et des référents au fil des générations. Nous évoquerons d’abord une triple crise que connurent les années 1968 à 1989. Puis le nouveau visage de la génération des 18-35 ans. En particulier leurs croyances religieuses, leur morale et leurs valeurs et la méthode dont ils usent pour les élaborer.
1. Une triple crise
Entre 1968 et 1989, on observe une triple crise : économique, politique et idéologique, et spirituelle.
1.1. Une crise économique
La période se caractérise par l’apparition d’un chômage de masse (qui suit deux chocs pétroliers). En France, le nombre de chômeurs passe de 480.000 en janvier 1974 à 820.000 en octobre de la même année. En 1975, on dépasse le million de chômeurs et en 1983 le pays en compte deux millions. Avec ses conséquences politiques : des difficultés électorales pour la gauche et la montée du Front national.
En même temps, on assiste à une financiarisation de l’économie. Les modes de financement et la création monétaire deviennent premiers dans l’économie. Cette évolution se manifeste notamment par le montant des transferts de capitaux sur le marché des finances (1.500 milliards de dollars par jour, c’est-à-dire 20 fois le produit intérieur brut de tous les pays de l’O.C.D.E.). Cet échange de capitaux repose essentiellement sur des négociations de contrats consistant à acheter des actions et des obligations à des un prix donné et à les revendre à un prix plus élevé pour en tirer un maximum de bénéfices. Cette spéculation, sous forme de paris, suppose une confiance dans la possibilité de faire des gains. Mais elle est dangereuse et peut susciter la crise. Si on n’a plus confiance dans l’avenir – si on pense qu’il ne sera pas possible de faire des bénéfices conséquents dans un futur proche – on retire ses capitaux. Ce qui entraînera un manque d’argent pour les entreprises qui souhaitent investir et peut même les pousser à la faillite.
1.2. Une crise politique et idéologique
Entre 1968 et 1989, on assiste à une critique de la modernité, de ses techniques et de ses acquis. Des mouvements alternatifs apparaissent. La vie en communautés est considérée comme une réponse possible à cette remise en cause.
Ce mouvement dit post-moderne critique d’abord le capitalisme à travers son caractère idéologique rationalisant et rationalisateur à une époque ou le travail et la réussite sont considérés comme les premières valeurs par une majorité de Français. Simultanément, on souhaite mettre en place des moyens de régularisation d’un capitalisme considéré comme ultra-libéral.
L’année 1989 et aussi marquée par l’effondrement du communisme stalinien. A savoir la mise en question de l’idéologie marxiste productiviste et de l’efficacité et de la viabilité d’un système politico-administratif prônant la mise en commun des moyens de production pour que « chacun est selon ses besoins ».
1.3. Une crise spirituelle
Dans l’Eglise catholique, on assiste à une désinstitutionalisation. C’est la fin de l’institution religieuse et de la civilisation paroissiale [voir : Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, 1985, et Olivier Bobineau, Dieu change en paroisse. Une comparaison franco-allemande, 2005].
La société paroissiale reposait sur une hiérarchisation et un ordonnancement des valeurs et des croyances sous une forme pyramidale : au sommet Dieu, puis l’évêque du diocèse, le curé du village et le père de famille. Le contrôle social était parfaitement orchestré par le haut au nom d’un ordre métasocial/divin. Les femmes étaient présentes…autrement. Telle Marie, elles étaient d’abord – seulement – mères. Une société immuable s’établissant depuis le quatrième concile de Latran (1215) et renforcée par le concile de Trente (1543) s’effondre ainsi irrévocablement dans le seconde moitié du 20ème siècle. La paroisse est morte, écrivait Le Monde en première page en 1980.
Simultanément, on assiste à un développement et à un fleurissement de nouveaux mouvements spirituels. Comme l’apparition en France des groupes charismatiques dès 1972, en provenance des Etats-Unis. Ils se caractérisent par :
- la primauté de l’émotion et du charisme,
- la radicalisation dans la condamnation de la modernité et
- l’utilisation de techniques de communication personnelle et de moyens d’atteindre le bien-être de l’individu.
Des constations précédentes, il ressort que le catholicisme tridentin est bien mort.
2. Le nouveau visage anthropologique
Ces trois crises ont profondément transformé la société contemporaine. Relevons cinq niveaux de transformation.
2.1. Changement du rapport à soi
On assiste à l’avènement définitif de l’émotion et de la sensation qui se substituent à l’émoi.
L’expérience collective est remplacée par l’expérience individuelle.
La communauté devient une mutualisation des expériences individuelles.
2.2. Changement du rapport aux autres
Le rapport aux autres n’est plus ni communautaire, ni idéologique, ni idéaliste. Il devient :
- sociétaire : c’est-à-dire contractuel (si on n’est plus d’accord, on dénonce le contrat),
- individualiste (on dit : moi, personnellement, je…)
- pragmatique (on teste et on met à l’épreuve).
2.3. Changement du rapport aux choses
La production des choses est supplantée par la consommation des choses et le pouvoir d’achat.
L’efficacité (mise en place de tous les moyens pour atteindre une fin) est remplacée par l’efficience (atteindre une fin au moindre coût).
2.4. Changement des rapports aux croyances non religieuses
Ce rapport devient critique et réflexif. Sans cesse, tout jugement est soumis à critique. Et la critique est elle-même critiquée.
2.5. Changement du rapport à Dieu.
Deuxième partie / L’Evangile dans la société d’aujourd’hui 1. Morale et croyance de la jeune génération
1.1. Le contenu
La morale des 18-35 ans est relationnelle et affinitaire. Alors que celle de leurs parents était subversive et contestataire et celle de leurs grands parents était attestataire.
Dans la société actuelle, on sépare morale publique et morale privée. La jeune génération est très exigeante sur la morale publique (condamnation des abus de biens sociaux, contrôle des hommes politiques ...) et utilise le vote comme sanction le cas échéant. Par contre, elle est très tolérante en ce qui concerne la morale privée.
Aujourd’hui, l’engagement communautaire du militant est remplacé par l’engagement sociétaire de l’associé qui passe par un contrat ponctuel (Jacques Ion). Quoique plus ponctuel, l’engagement reste très intensif.
La croyance devient fondamentalement autonome et itinérante (changement de croyances).
1.2. La méthode
On applique une méthode élective. Les croyances ne sont plus transmises, mais on les choisit. Dans le passé, on naissait dans l’Eglise et on adhérait à une secte.
On met aussi l’accent sur le principe de proximité (qui est représenté par la famille, les amis). On remplace la morale des pères par la morale des pairs.
2. De l’effervescence à la hiérarchisation des valeurs
2.1. Des valeurs en grand nombre
La jeune génération est en face d’une effervescence des valeurs. Jamais, dans aucune société, on avait le choix entre autant de valeurs.
2.2. A la recherche d’une cohérence dans les valeurs
L’ancienne hiérarchisation des valeurs par la société a disparu. Il appartient à la personne de mettre en place individuellement une nouvelle hiérarchisation des valeurs ou du moins d’établir une cohérence dans les valeurs.
L’enjeu aujourd’hui est de savoir comment faire « le tri », de se prononcer sur les choix à faire et de tenter de les incarner.
2.3. L’inculture religieuse
La transmission des valeurs religieuses vers la génération des 18-35 ans ne s’est pas faite durant les années soixante-dix et quatre-vingt. Ils vivent dans une totale inculture religieuse : ils sont devenus « boiteux », c’est-à-dire qu’ils ont une grande culture mathématique/scientifique/critique acquise au fil des études secondaires et dans le supérieur qui remet en cause in fine leur culture de foi acquise durant leur enfance quand ils ont été catéchisés. Ils sont véritablement en déséquilibre de ce point de vue.
Conclusion
Le catholicisme tridentin est mort : la société paroissiale et l’Eglise des curés ont disparu. Vive le christianisme d’amour. On assiste chez les 18-35 ans, à une aspiration à l’amour, à l’agapè, qui est pardon/don/abandon... Et qu’on retrouve à travers la structure de la messe – faire l’amour, c’est comme la messe (demande de pardon/don de la parole/eucharistie).
La condition d’une transmission efficace est l’inversion de la pédagogie. C’est d’abord reconnaître qu’on ne sait pas. Puis c’est chercher. Enfin, savoir demander pardon (pour un enseignant même à ses élèves, pour un parent même à ses enfants).
En réalité, les jeunes n’ignorent pas l’existence des valeurs. Très nombreuses. Trop nombreuses. Mais ils ont du mal à choisir. Il nous revient de creuser la notion de projet qui permet de conjoindre et d’articuler l’ordre et le mouvement, ainsi que la notion de développement.
Un terme est porteur pour les 18-35 ans : le sens, qui s’entend comme direction, signification et incarnation.
L’histoire de l’Eglise est faite de moments de tension et de dialogue entre l’institution (représentée par Pierre) et l’agapè (représentée par Jean). Paul se situe à la jonction des de ces deux pôles constitutifs de l’Eglise. Ainsi que le montre le tableau ci-dessous à propos de plusieurs aspects dont la finalité de l’Eglise, sa légitimité ou sa relation au monde.