B. Des blocages et des reculs
Le dynamisme qui a suscité des avancées de la condition des femmes dans le peuple de la Bible est freiné ou rejeté par trois forces réactionnaires.
1. Des conceptions préscientifiques
Une conception erronée du sang et de la pureté
Pour les peuples anciens le raisonnement semblait limpide : le sang c’est la vie. Pourquoi ? Parce que si le sang s’écoule d’un corps, la vie disparaît. Donc « l’être de la chair est dans le sang » (Lévitique 17,11). La vie est mystérieuse et sacrée. C’est pourquoi il ne faut pas manger la chair avec son être, c’est à dire avec son sang (Gn 9,4). Aujourd’hui encore, dans certaines religions, on égorge les animaux pour les vider de leur sang.
Mais les hommes n’ont pas le même rapport avec le sang que les femmes. Le sang des couches ( Lv 12,1-8) comme le sang des règles (Lv 15,19-30) est regardé par la loi comme rendant impur. En effet, selon le Livre du Lévitique, après l’accouchement, la femme doit un certain temps habiter dans le sang de la purification. Pendant ce temps elle n’a pas le droit de toucher d’objet sacré ni de venir au sanctuaire (12,4). Le temps de la purification dure 40 jours pour un garçon et 84 (!) jours pour une fille (12,3-5). Cette conception du sang rend la vie des femmes difficile: Après un écoulement de sang la femme restera sept jours dans l’impureté de ses règles. Qui la touchera sera impur jusqu’au soir ... Toute couche sur laquelle elle s’étend, tout meuble sur laquelle elle s’assied sera impur et celui qui touchera ce lit ou ce meuble sera impur jusqu’au soir. « Si un homme couche avec elle, il sera impur pendant sept jours ... (Lv 15,19-23). Comment ne pas être complexée ou culpabilisée ?
Une conception erronée de la procréation humaine
Pendant des millénaires, et presque universellement, la procréation était comprise selon le modèle agraire. Les « entrailles » des femmes représentaient le champ et l’apport de l’homme la semence enfouie dans le terreau féminin. Dans cette manière de voir la femme ne donne pas l’être à l’enfant, mais fournit seulement la matière pour former l’embryon.
Au 1er siècle av. JC, l’auteur du livre de la Sagesse présente Salomon évoquant son origine et celle de tous les mortels : Dans la matrice d’une mère j’ai été modelé en chair, pendant dix mois (lunaires) dans le sang, j’ai pris consistance, à partir de la semence virile et du plaisir, compagnon du sommeil ... (Sg 7,1-3). Dans cette perspective il est normal que l’enfant reçoive le nom du père. C’est pourquoi toutes les généalogies sont masculines. Et pas seulement dans la Bible.
Or depuis plus d’un demi-siècle la génétique et l’embryologie ont progressé à pas de géant. En 1953 : détermination de la structure de l’ADN En 2003 : annonce de l’achèvement de la carte du génome humain. Au début de son ouvrage, Jésus, fils de Joseph, publié par l’Harmattan en 2003, Jean Marie Moschetta explique pourquoi la notion de ‘semence’ est inadéquate : « Chez l’être humain, chaque cellule du corps (à très peu d’exceptions près), contient l’ensemble du code génétique d’un individu (...) la notice de montage complète qui permet de fabriquer un être vivant presque totalement identique (...) En ce sens la vision archaïque de l’embryologie dans laquelle une semence localisable organiserait et superviserait la construction du corps à la manière d’un conducteur de travaux est totalement erronée. » (o.c. p.23-24).
La génétique moderne introduit également une remarquable symétrie dans la fécondation humaine. Chez l’homme comme chez la femme le génome humain est composé de 23 paires de chromosomes constituée chacune de deux chromosomes identiques, l’un provenant du père, l’autre de la mère. Il reste cependant vrai qu’au cours de la grossesse la femme fournit l’essentiel de la matière du corps de l’enfant. Mais en revanche toutes les caractéristiques génétiques sont transmises par les deux parents dans d’égales proportions. (cf o.c. p.24-25).
Les anciennes conceptions préscientifiques concernant le sang et la fécondation ont été un frein à la promotion des femmes. C’est excusable pour les temps anciens. C’est inacceptable aujourd’hui.
2. L’influence d’une culture étrangère
L’hellénisme
En –336, Alexandre, élève d’Aristote, succède à son père Philippe de Macédoine. Il dispose d’une armée redoutable. En treize ans il conquiert un empire qui s’étend jusqu’aux rives de l’Indus et jusqu’aux fron
tières de l’Éthiopie. En cours de route (-332) il prend la Palestine. Il meurt à l’âge de 33 ans, après avoir constitué le plus grand empire jamais connu. Cet empire va se diviser.
Mais la civilisation grecque, l’hellénisme, qu’Alexandre a commencé à diffuser marquera les pays conquis et tout le bassin méditerranéen. Cette influence culturelle grecque concerne la langue, les manières de penser, l’anthropologie, la religion, l’art de vivre, mais aussi une conception négative de la femme. Au 5ème siècle av.JC, Périclès avait fait adopter une loi selon laquelle nul ne pouvait être citoyen athénien s’il n’était pas le fils légitime d’un citoyen et d’une citoyenne. Les femmes étaient donc privées de tout droit. Elle ne sont font pas partie des fils légitimes.
Dans son livre La Bibleau Féminin, publié par le Cerf en 1990 ( pages 97-112), Laure Aynard évoque de nombreux documents présentant la vision négative de la femme dans l’hellénisme dans les mythologies, chez les poètes, les philosophes : « Platon avait répandu l’idée que le principe viril incarnait l’esprit et le principe féminin la matière. Aristote en tire une conclusion logique : de même que l’esprit doit commander au corps, l’homme doit commander à la femme. » (Politique III,6).
À la base de la discrimination se trouve également la pensée pythagoricienne reposant sur des couples de contraires : défini-indéfini, un-multiple, pair-impair, droite-gauche, mâle-femelle, droit-courbe, lumière-obscurité, carré-oblong. Le premier membre du couple est marqué positivement, le second négativement.
Cette influence pernicieuse (en Palestine et aussi dans la diaspora) s’ajoutera à celle du courant «pur et dur » du judaïsme et sera confortée ensuite par la domination romaine qui accentuera le rôle du père de famille (paterfamilias), rejoignant ainsi l’ancienne conception patriarcale des Juifs.
Deux textes significatifs de la Bible
Par la conquête d’Alexandre et ses conséquences le peuple de la Bible est confronté pour la première fois à l’Occident. Malgré de nombreuses résistances, l’hellénisme marquera les Juifs. La plupart des livres de la Bible seront traduits en grec. Concernant la conception de la femme deux ouvrages de cette époque donnent de l’eau au moulin des machistes :
1° Qohélet ou l’Écclésiaste : une « première »
Cet ouvrage est marqué profondément par l’hellénisme. Il partage la conception grecque d’une
histoire qui tourne en rond (Qo 1,4-11) ainsi que le regard négatif sur les femmes. Qohélet qui est à la recherche du bonheur écrit : ’Je trouve la femme plus amer que la mort : car elle est un piège, et son cœur un filet et ses bras des chaînes : Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur y est pris.’ (Qo 7,26). C’est la première affirmation biblique que la femme est mauvaise en soi. Ceci au 3ème siècle av. JC.
2° Le Siracide ou l’Écclésiastique : un « verset satanique »
Vers -180, un sage, Jésus, fils de Sirac, écrit en hébreu un ouvrage qui sera traduit en -132 par son petit fils. L’ouvrage qui comporte de nombreux conseils judicieux est cependant entaché par un verset terrible concernant « la » femme : À partir de la femme a commencé le péché et c’est à cause d’elle que tous nous mourrons. (Si 25,24).
Ce verset constitue un tournant malheureux dans la manière de considérer le femme dans la Bible. C’est la première fois qu’un auteur biblique commente le récit de Genèse 3,1-24 (la « chute ») en présentant « la femme » comme étant à l’origine du péché et de la mort. On peut parler de « verset satanique », non seulement parce qu’il gomme le rôle de Satan dans le récit de la Genèse, mais aussi à cause de toutes les conséquences qu’on en tirera. S’il n’y avait pas ce verset, tout ce que l’auteur dit sur les femmes serait l’écho de simples expériences ou constatations qui d’ailleurs deviennent positives au début du chapitre 26. Mais ce verset fournit un fondement théologique à l’antiféminisme dont il faudra des siècles, plutôt des millénaires, pour se libérer. [1]
3. La pénétration de cette pensée dans les écrits du Nouveau Testament
L’exemple de Jésus a-t-il été suivi ?
Pendant sa brève vie publique Jésus de Nazareth a pris une attitude résolument positive et nouvelle vis-à- vis des femmes. Jamais auparavant, à l’exception du Cantique des Cantiques, un personnage de la Bible n’avait eu cette audace. On peut dire qu’il s’agit d’une nouveauté absolue dans la vie concrète, d’un commencement, d’un exemple à suivre, d’une voie ouverte.
Force est de constater que les disciples de Jésus ne se sont pas engouffrés d’emblée sur cette voie. Pourtant les contemporains de Jésus qui ont transmis leur expé
rience et ceux qui, plus tard, ont écrit les quatre évangiles n’ont pas occulté cette audace du Maître. C’est grâce à eux que nous pouvons rejoindre l’attitude prophétique de Jésus à l’égard des femmes.
En revanche un certain nombre de lettre écrites par Paul, ou attribuées à lui, se situent en prolongement de l’influence hellénistique, utilisent volontiers le récit du jardin (Gn 2) et de l’origine du mal (Gn 3) et rarement le poème de la création (Gn 1) qui accorde une dignité égale à l’homme et à la femme.
Que l’on s’entende bien, il n’est pas question de juger l’ensemble de l’oeuvre de Paul. C’est en grande partie grâce à lui que la bonne Nouvelle est passée aux Nations et aussi chez nous. Mais cela ne doit pas nous aveugler et nous empêcher de relever des propos et des méthodes de réflexion, qui tout en ayant fait leur temps, continuent à avoir des effets désastreux aujourd’hui.
Deux textes significatifs de Paul
1° Que les femmes viennent à l’assemblée la tête couverte (1 Corinthiens 11, 2-17).
Déjà le voile ! Il n’est pas choquant qu’en l’an 54 de notre ère Paul demande aux femmes de venir couvertes à la prière. Ce qui est choquant c’est la manière dont il cherche à justifier les propos, les méthodes, les principes et les raisonnements qu’il utilise pour avoir raison.
Paul commence par affirmer le principe : Je veux que vous sachiez ceci : La tête (le chef) de tout homme c’est le Christ. La tête (le chef) de la femme c’est l’homme. La tête (le chef) du Christ c’est Dieu. (v.3). Voilà la hiérarchie bien établie, l’ordre voulu par Dieu : en bas la femme, au-dessus l’homme, au-dessus le Christ, au-dessus Dieu. L’un étant le chef ou la tête de celui qui est en-dessous. D’ailleurs : Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à sa tête ( donc au Christ). Toute femme qui prie ou prophétise la tête découverte fait affront à sa tête (donc à l’homme (v.4). Paul continue ironiquement : C’est comme si elle était tondue. Première conclusion logique : Si donc une femme ne met pas de voile, alors qu’elle se coupe les cheveux ! Deuxième conclusion de Paul pour arriver à ses fins : Mais si c’est une honte d’avoir les cheveux coupés ou tondus, alors qu’elle mette le voile. (v.5-6).
L’homme ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet (la gloire) de Dieu. Quant à la femme, elle est le reflet (la gloire) de l’homme. (v.7).
Paul fausse ici le poème de la création qui affirme que l’homme et la femme sont créés ensemble à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26-26), c’est-à-dire qu’ils sont l’un et l’autre et ensemble « reflet » de Dieu.
Puis Paul se réfère à sa source préférée, le récit de Genèse 2-3, qui est plus ancien que le poème de Genèse 1,1-2,4a. : Ce n’est pas l’homme, en effet qui été tiré de la femme, mais la femme de l’homme et ce n’est pas, bien sûr, l’homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. (v.8-9). Comme si cela n’était pas encore assez clair, Paul insiste : C’est pourquoi la femme doit avoir sur sa tête une’ exousia’ à cause des anges . (v.10).
Ce verset est ambigu. Le mot grec exousia signifie « autorité, pouvoir » et peut avoir une double interprétation : soit il s’agit d’un pouvoir qui domine la femme, soit il s’agit d’un pouvoir donné à la femme. Dans le premier cas on traduirait : elle doit avoir sur la tête un signe de soumission ce qui correspond a la hiérarchie évoquée dans les versets précédents. Dans le second cas on pourrait envisager un pouvoir à exercer par les femmes. On traduirait en signe de pouvoir. Ceci correspondrait à l’usage du mot exousia dans le Nouveau Testament, comme par exemple le pouvoir sur les démons (Mt 10,1 ; Mc 6,7 ; Lc 9,1) ou le pouvoir de faire des miracles (Mc 3,15 ; Lc 10,19 ; Ac 8,19 ; Ap 11,6). On pourrait alors en conclure à un pouvoir donné aux femmes comme celui donné aux apôtres.
Il ne faut pas oublier que Paul dictait ses lettres. Une phrase, une fois dictée et écrite, ne peut guère être supprimée, mais peut être corrigée par d’autres réflexions. Paul, qui a dû se rendre compte qu’il est allé trop loin, nuance les affirmations antiféministes du début du chapitre : D’ailleurs, dans le Seigneur, la femme ne va pas sans l’homme, ni l’homme sans la femme, car si la femme a été tirée de l’homme, l’homme à son tour naît de la femme, et tout vient de Dieu. (1 Co 11,11).
Puis Paul revient à sa préoccupation vestimentaire en faisant appel à « la nature » comme les stoïciens : Jugez-en vous-mêmes. Est-il décent que la femme prie Dieu la tête découverte ? La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c’est une honte pour l’homme de porter des cheveux longs, tandis que c’est une gloire de les porter ainsi ? Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. (v.13-15).
Voici Paul empêtré dans son raisonnement. En effet si la chevelure est donnée en guise de voile, pourquoi
alors mettre un voile ? Paul est pourtant assez fin pour sentir venir cette objection : En reste, si quelqu’un veut ergoter, tel n’est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu. (v.16). Argument décisif et sans appel qui a traversera l’histoire et franchira résolument le cap du 3ème millénaire. .
2° Que les femmes se taisent dans l’assemblée (1 Co 14,34-39)
Ces versets font suite à des règles pratiques au sujet des charismes (v.26-33). Le souci de Paul c’est que les assemblées se passent dans l’ordre (v.33). Il indique une règle commune : Comme dans toutes les églises des saints que les femmes se taisent dans l’assemblée. Pourquoi doivent-elles se taire ? Parce qu’il ne leur est pas permis de prendre la parole. Paul fait appel à la loi : Qu’elles se tiennent dans la soumission comme la Loi le dit (v.34).
Mais on ne connaît aucune loi qui interdise aux femmes de parler dans l’assemblée. Peut-être Paul se réfère-t-il à une de ses sources préférée, le récit de la chute où il est dit : Ton mari dominera sur toi (Gn 3,16). Cette domination fondant la soumission de la femme au mari doit s’exercer également hors de l’assemblée : Si les femmes désirent apprendre quelque chose, qu’elles interrogent leur mari à la maison. Pourquoi ? Car il n’est pas convenable pour une femme de parler dans une assemblée (v.35). Pourtant dans la même lettre, Paul laissait entendre qu’une femme peut prier et prophétiser (11,5). [2]
Heureusement que, par ailleurs, l’enseignement de Paul Il n’y a ni homme ni femme, car vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus (Galates 3,28), ainsi que sa pratique permettent de nuancer ses textes machistes. Les Actes des Apôtres évoquent ses liens avec Lydie la marchande de pourpre de Thyatire (Actes 16,11-15), et ses relations suivies avec Priscille et son mari Aquilas de Corinthe (Ac 18,1-4)... N’empêche que certaines réflexions de Paul influeront fortement l’élaboration de la théologie, de la législation, des mentalités et des structures d’Église que nous connaissons.
Voici – à titre d’exemple- l’utilisation d’une telle exégèse par un pape : Honorius III (de 1216 à 1227) demande aux évêques de Burgos et de Valence (Espagne) d’interdire aux Abbesses de parler du haut de la chaire, cela était réservé aux hommes. Il explique ainsi son refus : « Car les lèvres (des femmes) portent les stigmates d’Ève, qui par ses paroles a scellé le sort de l’homme. »
Heureusement que l’expérience nous apprend que dans l’histoire rien n’est jamais bouclé définitivement. Si c’était le cas on aurait réussi à mettre l’Esprit en cage. Et Saint Pierre pourrait glisser ses clés sous le tapis.
[1] cf. Découvrir... p. 240-242.
2] voir Découvrir...p 118 et 127