Prochain numéro de la revue - N° 60 Janvier-Février 2014
Publié le 13 Décembre 2013
Editorial : La démocratie : utopies et combats
La démocratie n’est-elle pas le meilleur système politique pour assurer, au diapason des valeurs évangéliques, le bien commun (res publica), l’épanouissement des personnes et l’humanisation du monde ? Inventée à Athènes au VIème siècle av. J.-C., elle renverse les tyrans pour donner le pouvoir aux peuples, pour promouvoir la liberté et le bien-être des citoyens, et pour résoudre les conflits selon des règles concertées. Après une longue nuit dominée par toutes sortes de pouvoirs totalitaires, dont bien des théocraties, on lui prête la vocation de réunir l’ensemble de l’humanité sous l’égide de ses idéaux. Le flambeau de la liberté que brandit la statue d’Auguste Bartholdi à l’entrée de Manhattan est censé indiquer au monde vers quel horizon progresser. Réaliste ou illusoire ? Question cruciale soulevée par le dossier du dernier numéro de Parvis, car les croyances sans les œuvres ne sont que vent.
Incomparable force d’émancipation et de progrès, la démocratie a de fait instauré plus de liberté, de justice et de solidarité dans nos sociétés et jusqu’au bout de la planète. Proclamant l’égale dignité de tous les hommes face aux privilèges des puissants et des nantis, elle a en maints lieux réussi à organiser la participation de tous à l’exercice du pouvoir, l’accès partagé aux biens matériels et culturels, la liberté individuelle dans le respect des exigences du vivre ensemble. « Liberté, égalité, fraternité », une devise prophétique qui rappelle la révolution évangélique des débuts du christianisme - « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ». Après avoir atteint les sociétés les plus lointaines dans le sillage des Lumières, cet idéal a mené à la «Déclaration universelle des droits de l’homme» adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies à Paris en 1948. Immense avancée, culture nouvelle, un saut pour l’humanité.
Mais l’incarnation des utopies est semée d’embûches : les impostures et les crimes commis au nom des idéologies démocratiques ne se comptent pas, et même le suffrage universel peut conduire au pire. Le sang des tyrans renversés se paye trop souvent d’innombrables victimes innocentes, et de nouvelles tyrannies tentent de se substituer aux anciennes. Notre République a plongé dans la Terreur dès sa naissance ; la démocratie populaire des Soviets s’est soldée par les Grandes Purges et le Goulag ; l’Occident s’est targué de sa civilisation prétendue supérieure pour opprimer et exploiter ses colonies ; et, moyennant le marché et la finance quand ce n’est pas par les armes, les puissances aujourd’hui dominantes imposent des politiques de démocratisation dévoyées pour servir leurs intérêts. Le mépris et le cynisme, la propagande et la corruption sont partout à la manœuvre.
Jamais acquise, la démocratie est toujours à conquérir. Comme l’humanité de l’homme. À la fois vulnérable et souveraine, fruit d’un impossible désir et d’un laborieux enfantement, elle est grâce et combat permanent. Elle ne peut naître et se développer qu’en étant sans cesse réinventée, réformée, et défendue contre les forces qui la bafouent. Enracinée dans une inébranlable confiance en l’homme, elle a pour compagne la tolérance fondée sur le respect. Cœur et raison. La démocratie est une passion pour l’humain qui, loin de se réduire aux modalités formelles de son système de fonctionnement, transcende le politique pour sauvegarder l’homme et l’humanité. Dans la civilisation pluraliste et sécularisée qui est la nôtre et face à la globalisation barbare qui menace, les chrétiens doivent, aux côtés de tous les humanistes, servir cette cause au nom de l’Évangile dont ils se réclament.
Jean-Marie Kohler
Présentation du dossier : La démocratie : utopies et combats
Le numéro précédent posait la question : humaniser le monde est-il un projet accessible, tant sont puissantes les forces de domination, d’aliénation et de destruction qui y sont à l’œuvre ? Il interrogeait la capacités des religions – et plus largement des diverses formes de spiritualités – qui sont porteuses, au-delà de leurs particularismes, d’une même foi en la vie et en l’être humain à concourir à cette humanisation. Ce dossier s’inscrit dans la continuité ; il traite de la démocratie en tant que régime politique organisant notre vivre ensemble : la façon dont s’exerce le pouvoir contribue en effet à rendre le monde plus ou moins humain.
Démocratie : entre aspiration et épuisement (Lucette Bottinelli et Lucienne Gouguenheim)
De façon apparemment contradictoire nous assistons d’un côté à des processus révolutionnaires dans le monde arabe qui chassent des régimes dictatoriaux et témoignent d’une aspiration à la démocratie – sans avoir jusqu’ici réussi à en jeter les bases – et de l’autre côté à un réel essoufflement des régimes qualifiés de démocraties, par la perte de confiance des administrés dans leurs dirigeants. Le recours au processus électoral ne permet à lui seul ni d’instaurer ni de faire fonctionner une démocratie.
De la source athénienne à la démocratie universelle (Jean-Bernard Jolly)
L’origine de la démocratie est athénienne : étymologiquement, la démocratie est « le pouvoir au peuple ». Dans la démocratie grecque, l’ensemble des citoyens d’une cité (les athéniens) décide des lois et réglemente la façon dont le pouvoir politique est exercé. Mais l’empire athénien s’est construit en « convertissant » à la démocratie les cités alliées. L’établissement de la démocratie par la force, alors qu’elle est pensée comme le gouvernement du peuple, est un précédent dont les conséquences pèsent encore sur une démocratie devenue idéal universel.
Idéaux démocratiques et dérives impérialistes (Jean-Marie Kohler)
Il ne saurait y avoir de véritable démocratie lorsque le bien commun qui unit les hommes est foulé aux pieds au profit d’intérêts particuliers, lorsque les pratiques d’une nation, en son sein ou à l’extérieur, sont en contradiction avec les idéaux qu’elle proclame. Les trois exemples de la Françafrique, de l’ultranationalisme israélien et de l’hégémonie américaine illustrent cette ambiguïté.
Des citoyens lanceurs d’alertes, guetteurs d’apocalypses ? (Françoise Gaudeul)
Des hommes bravent tous les risques pour privilégier l’intérêt général à l’exclusion de tout intérêt personnel. Ce sont les lanceurs d’alertes, les grands désobéissants de notre époque, qui révèlent dérives ou abus de pouvoir.
Formation, médias et démocratie (Georges Heichelbech)
Quel que soit le système éducatif, est-il possible de donner la même chance à tous les individus, quelle que soit leur origine sociale ? Les médias tout en étant fondamentaux pour la démocratie sont-ils toujours une chance ou sont-ils parfois un obstacle pour elle ? Jouent-ils toujours un rôle d’information et non parfois un rôle de désinformation ?
La démocratie cognitive et la réforme de la pensée (Edgar Morin)
On dit que les réseaux et l’intégration numérique nous ont fait entrer dans « l’économie et la société de l’information ». Que les savoirs deviennent une sorte de matière première qui circule et s’échange dans le monde entier. Edgar Morin expose la difficulté qu’il y a en fait à atteindre ce à quoi vise la « démocratie cognitive » : la capacité de chacun et de la collectivité à faire des choix d’avenir et orienter son destin.
Démocratie en Europe (Lucienne Gouguenheim)
L’idée d’une solidarité entre des peuples européens libres, égaux et épris de démocratie, qui empêcherait l’émergence de nouveaux affrontements dévastateurs, a constitué un idéal très fort à la sortie de la seconde guerre mondiale. En sont issus le Conseil de l’Europe, qui veille à l’application de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme, et l’Union européenne qui suscite aujourd’hui un rejet croissant et apparaît comme un véritable cas d’école de dysfonctionnement de la démocratie.
L’Eglise catholique au défi de la démocratie (Jean-Paul Blatz)
La réforme de notre Eglise, voire sa reconstruction, ne peut émaner que de sa base, c’est-à-dire du peuple (de Dieu), des femmes et des hommes égaux (comme filles et fils de Dieu par le baptême et sa confirmation dans l’Esprit). Cette démocratie, instituée par le baptême, doit se vivre concrètement dans toutes les structures nécessaires au bon fonctionnement de l’Eglise.
Un enjeu politique : nouer des relations fécondes entre Démocratie et Spiritualité (Jean-Baptiste de Foucauld)
Les démocraties, pour s’accomplir pleinement, ont besoin d’une sorte d’énergie spirituelle interne. Les religions et les spiritualités doivent, symétriquement, opérer une révolution copernicienne d’acceptation et même de valorisation des démocraties. Les terrains d’exercices pour réussir cette rencontre existent.
Lucienne Gouguenheim